La colère des enfants déchus,

Catherine Fradier,

Après la lune

Sur les rayons de nos librairies favorites, on apprend, ce mois-ci (avril 2006), une excellente nouvelle qui nous change des atermoiements en cours de nos élites. Une vraie bonne nouvelle éditoriale, après la disparition annoncée de la Série Noire, l’unique, celle qui publiait des inédits directement en poche, à des prix raisonnables et qui a servi de tremplin à nombre de nos auteurs préférés. Même si nous n’avons pas tous les mêmes, Dieu a déjà reconnu les siens.
Et alors, la bonne nouvelle ?!
Elle est au carnet rose, à la rubrique naissance dans la famille maison d’édition. L’heureux papa en est Jean-Jacques Reboux. Et une aventure à laquelle se mêle J.J. est souvent sinon une réussite (rien à voir avec un succès), du moins très souvent un réel bonheur de lecteur. Le nom du bébé : Après la lune, et le prénom : Lune Blafarde. Une collection de romans criminels dans tous leurs états comme le prospectus de mise en garde nous l’annonce.
Jean-Jacques l’affamé nous promet une livraison de deux titres par mois où se trouve déjà quelques prévisions « à paraître » nous allèchent par le retour sur le devant de la scène de certains auteurs, intéressants, mais qui s’étaient fait oublier (volontairement ou non) parmi lesquels se trouvent Laurent Fétis ou Dominique Zay (Yaz pour ceux qui ont une mémoire plus ancienne).

Dans les premières livraisons de la collection, Lune Blafarde se trouve le roman de Catherine Fradier, La colère des enfants déchus dont la quatrième de couverture nous annonce qu’il s’agit d’un texte visitant l’univers délétère des réseaux de pédocriminalité européens.
La scène d’introduction donne le ton général du livre : un certain détachement dans l’écriture mêlé à une dureté extrême des situations relatées souvent à la limite du gore. Un jeune garçon d’une dizaine d’années, retenu prisonnier par un de ces réseaux est offert contre un large dédommagement, à la perversité morbide d’un adulte dont le plaisir (même si on hésite à utiliser ce mot pour cette chose) va être de le « chasser » dans les bois avant de le clouer à un arbre au moyen d’un trait d’arbalète. Ici, l’ultra dureté de cette scène, en partie relatée du point de vue du jeune Romain, contraste avec la légèreté de la transaction entre la geôlière et le « chasseur ».
On rencontre ensuite un couple de journalistes, couple au travail et non dans la vie, cela va avoir son importance, dont une enquête sur ces réseaux, publiées quelque temps auparavant leur a valu quelques déboires. A lui, Quintillius, la vindicte de la profession à cause de soupçons de bidonnages et à elle, Kara, un harcèlement par les personnes dénoncées qui l’ont forcée à abandonner sa ville, son emploi, sa vie pour s’installer ailleurs (l’ailleurs ici étant Lyon).
Le couple est remis sur les traces de ces criminels par la réception d’articles de presse relatant des fais divers, des « accidents » domestiques, de chasse, ou du travail dont ils s’aperçoivent vite que les victimes sont d’anciens tourmenteurs d’enfants que la Justice a relaxés, faute de preuves.
Auprès de chaque victime, les services de police, et Kara, ont retrouvé une figurine représentant un « Jedi », un personnage de la Saga Stars Wars.
Petite incise sur Star Wars dans ce roman. Pour qui n’est ni porté sur la Science-Fiction au cinéma, ni sur les blockbusters américains, l’omniprésence infantile de cette référence n’apporte rien, elle peut même parasiter la lecture et le plaisir. Un cercle de personnages inventés et un mentor créé de toutes pièces auraient nécessité outre un surcroît de travail de la part de l’auteur, mais auraient aussi évité que l’on se détache des faits en laissant son esprit vagabonder dans les limbes de l’imagination de George Lucas, au moment même où des horreurs sont décrites. Et si c’est fait pour atténuer les horreurs, à quoi bon nous les infliger, s’il s’agit de les faire passer avec du sirop de glucose Jedi.
Au fur et à mesure que l’intrique avance, des personnages nouveaux sont introduits, en particulier deux policiers d’Interpol qui prennent, chacun à leur manière, le couple de journalistes sous leurs ailes. Et l’intrigue se déroule de crimes ignobles en crimes abominables, sans que l’on puisse démêler qui sont les plus odieux des tueurs ou de leurs victimes. Les tueurs (les Jedi et Dark Vador) sont eux-mêmes poursuivis par des mafieux de l’Est (Bulgares, Russes...) qui cherchent à récupérer leurs fonds informatiquement dérobés. Et tout cela se termine par un assaut digne de celui du Casino de Ouistreham, le 6 juin 1944, où l’on ne sait plus vraiment qui sont les poursuivants ou les poursuivis, les attaquants ou les attaqués, bref les bons ou les méchants. Et c’est là que le bât blesse.
Au fil de la lecture, on se laisse entraîner par la virtuosité incontestable de l’auteur. En effet, il s’agit d’un texte qui est très bien écrit, d’une écriture simple, sans être ni simpliste, ni simplette, avec des personnages qui sont tout de suite vivants et des décors dont la description réaliste nous entraîne dans les lieux décrits. On reconnaît volontiers une maîtrise stylistique à Catherine Fradier. Mais la blessure est ailleurs.
Aux premières atrocités, on se dit qu’un violeur d’enfant n’a que ce qu’il mérite. Et c’est bien cela qui est atroce ; que l’on puisse arriver à ne pas condamner cette entreprise de justice privée, cette vengeance. Les deux journalistes sont entraînés, presque malgré eux, dans la réouverture de leur enquête. Ils ont été victimes, dans leur travail, de ces réseaux où tout le monde se couvre, où l’argent permet toutes les perversions, et où l’on ne peut pas être dépositaires d’une quelconque parcelle de pouvoir (financier, judiciaire, policier, politique....) sans immédiatement en abuser pour assouvir ses perversions, si possible les pires qui soient.
Ces journalistes, que l’on aimerait un peu plus critiques face aux scènes de vengeance, se laissent embarquer, souvent aux sentiments, à justifier toutes les exactions des vengeurs. Kara ne tombe-t-elle pas amoureuse de Paul ? Et même si l’épilogue permet l’arrestation de Dark Vador, on n’est pas assez outré par sa démence vengeresse. Il semble que cet épilogue n’ait été ajouté ici que comme un suffixe, qu’il ne soit pas indispensable à la compréhension et à l’éclaircissement du propos : les pédocriminels justifient, en eux-mêmes, toutes les exactions dont ils seraient victimes, comme s’ils étaient une atténuation légale de la responsabilité pénale. Et nul ne peut ni ne veut se laisser entraîner sur cette pente qui justifierait les constitutions de milices civiles.
Alors, pour apprécier vraiment un livre qui le mérite à de nombreux égards, et pour ne pas avoir l’impression de se laisser entraîner sur une pente que tout en nous réprouve, espérons que l’épilogue ne soit pas seulement une concession faite aux lecteurs un peu tatillons, mais le vrai et le seul message que Catherine Fradier peut délivrer après tant de massacres et tant de violence : La vengeance est un crime !

Eric.